Michel Feugère

 

 

 

Compte-rendu de : I. Bertrand (dir.), Le sanctuaire du Gué-de-Sciaux à Antigny (Vienne, FR) : genèse et évolution d’un lieu de culte Picton (Ier s. av. – IVe s. ap. J.-C.), (A.P.C., Mém. L), Chauvigny 2018, 2 vol. (70€)

 

Les sanctuaires antiques de la Gaule romaine font depuis quelque temps l’objet d’un intérêt renouvelé, intérêt dont témoignent plusieurs synthèses et actes de colloques parus en France ces dernières années. Pour autant,  les publications de fouilles de sanctuaires ne se bousculent pas, sans doute à cause de l’abondance et de la complexité des données à décrire, comprendre et publier dès qu’on commence à explorer un site de quelque importance. C’est dire toute l’attention qu’il faut apporter à ce livre, qui impressionne déjà par son volume : pas moins de 1025 pages et 824 illustrations, souvent des planches de grande taille, le tout sous une présentation agréable qui laisse une large place à la couleur.

Il faut dire que rien n’a été négligé, à commencer par le parti-pris de décrire d’abord le site de manière exhaustive, phase par phase, avec ses structures et son mobilier ; cette présentation, tout à fait légitime du point de vue archéologique, présente l’inconvénient de segmenter chaque catégorie (structures, céramiques, objets, monnaies…) en fonction des secteurs et des phases chronologiques. Mais l’éditeur a accepté le choix —luxueux— de reprendre chaque série de mobilier de manière détaillée dans le volume II, dévolu aux études spécialisées. Le lecteur bénéficie ainsi des avantages des deux approches, celle de l’analyse chrono-stratigraphique et celle des spécialistes, plus thématique.

Le Gué-de-Sciaux se situe aux marges orientales de la cité des Pictons, à une dizaine de kilomètres seulement de la frontière avec le territoire des Bituriges Cubes, signalée par le toponyme Ingrandes-sur-l’Anglin (encore un equoranda). L’histoire du sanctuaire commence à l’époque de l’indépendance, sans que l’on sache s’il se rattachait ou non, à cette époque, à une agglomération gauloise (présumée p. 19, n. 9). La période 1 (tabl. p. 36) commence très probablement dans le IIe s. av. n. ère (imitation de Rhoda, fibule LT II, amphores gréco-italiques…) mais il semble que le sanctuaire se développe surtout  à partir de la phase suivante. A la période 2, en effet (début Auguste jusqu’au début du Ier s. ap. J.-C.), divers aménagements scellent les fosses et niveaux antérieurs, recouverts d’un dallage ; un premier bâtiment (3.C), construit en pierre sèche et précédé d’une allée, marque un souci de monumentalisation. Un bâtiment sur poteaux (2.C) et diverses fosses témoignent d’activités cultuelles dans ce secteur.

Tout au long de son utilisation, le sanctuaire est un espace dynamique où se succèdent creusements, comblements, constructions et démolitions. La vie cultuelle adapte en permanence les structures à la transformation des cultes, avec une volonté d’empilement qui témoigne d’un réel respect des pratiques antérieures, même en cas de recouvrement. Temples et structures annexes sont également soumis à cette frénésie d’adaptation permanente, le temple à cella surélevée construit vers 10/20 ap. J-C. étant à son tour détruit, par exemple, dès le troisième quart du Ier s. La succession de ces évènements est très utilement résumée sur la fig. 27, p. 36-37.

Fig. 1 — Plan général du sanctuaire (zone 12 du site), avec carroyage,
toutes périodes confondues (p. 29, fig. 11).

L’un des aménagements les plus difficiles à interpréter, malgré ou à cause de leur simplicité, est peut-être le plus fréquent sur les sites de ce type : il s’agit des fosses, classées ici en trois groupes (p. 120-302) : profondes et généralement stratifiées, avec un bouchon de pierres écrasées (gr. 1) ; peu profondes avec une couche noire sur le fond (gr. 2) ; autres (gr. 3). Toutes ces fosses s’inscrivent dans le processus cérémoniel et doivent servir in fine à recueillir des offrandes ou leurs vestiges, encore que ce lien ne soit que très rarement explicite : il faut citer ici, dans la fosse 6,  un graffite exceptionnel sur une jatte en céramique mentionnant des exta, c’est-à-dire des abats brûlés en offrande aux dieux.

Datées entre les années 10/15 ap. J.-C. et le troisième quart du Ier s., ces fosses sont évidemment contemporaines des bâtiments cultuels utilisés à la même époque, notamment le temple 3B. L’espace du sanctuaire était entièrement dévolu aux différentes phases des sacrifices, comme le montre la présence de plusieurs tessons des mêmes vases dans des fosses différentes (fig. 360). Le mobilier des fosses, très varié, ne dit pas grand chose en revanche des pratiques religieuses, même s’il est tentant de rapprocher certains objets du sacrifice, comme les couteaux, ou encore les rondelles découpées dans des fragments de vases (jetons de présence ? substituts monétaires ?). La très grande variété des comblements et de leur remplissage les ferait décrire, dans d’autres contextes, comme de simples dépotoirs domestiques. Pourtant, on est bien ici dans un espace sacré et chaque objet apporté a dû l’être pour une raison précise, que ce soit dans le cadre des sacrifices ou des banquets qui pouvaient leur succéder.

Vers le milieu du Ier s., l’espace du sanctuaire est délimité par un péribole formant un polygone irrégulier autour des temples. Deux galeries viennent s’accoler contre les côtés nord et est, tandis que des installations artisanales (11.H) occupent des structures aménagées dans l’angle sud ; on y a travaillé plusieurs matériaux, notamment l’os et les alliages cuivreux.  Au centre du péribole, un temple de plan carré, avec une ouverture centrée (3.A) vient se superposer au temple 3.B dans le dernier quart du Ier s.

Les temples du sanctuaire étaient jusqu’alors des structures bâties  de forme originale, simples chapelles avec pour la dernière (temple 3.A) une ouverture à l’Est, marquée par un souci de mise en scène (porte centrée, encadrée de colonnes ou pilastres  et peut-être précédée d’un bref escalier); seul ce dernier monument semble avoir disposé d’une élévation en grand appareil. Avec le début du IIe s. apparaît un nouveau type, un temple “classique” prostyle qu’accompagnent, dispersées dans l’aire sacrée, deux chapelles de  petite taille (1.A et 4.A) et deux piédestaux massifs  (10.A et 4.B ; il faut peut-être rapprocher de ces lieux de culte les fragments d’un “temple miniature”, du type de ceux connus à Sanxay et à Augst) (p. 347-458). Ce monument est connu par son plan complet et une partie de son décor architectural sculpté, conforme aux canons de l’architecture religieuse romaine. Un fragment de dédicace des marbriers locaux “à Auguste et Apollon” a été retrouvée dans la démolition. Il faut signaler également les fragments d’au moins deux statues de Mercure, qui ont pu trouver place sur les socles bâtis devant les temples et chapelles, ainsi qu’un dieu assis en tailleur.

L’histoire du sanctuaire se poursuit au IIIe s. avec l’ajout de quelques constructions dans la partie la moins encombrée de l’enceinte, au Sud, face à l’entrée (structures 10.E, 10.F et 13.A). Cette dernière n’est qu’un mur-bahut couronné de chaperons de section semi-circulaire, comme on en connaît dans d’autres sanctuaires mais aussi certaines nécropoles. L’utilisation du secteur sud concerne aussi les bâtiments situés dans l’angle du péribole, dont l’aménagement est remanié entre la fin du IIIe et le début du IVe s. Ces travaux ont cependant un caractère de repli puisqu’à partir de la fin du IIIe s., la galerie septentrionale est démolie ; les temples 2.A et 3.A sont démantelés, leur décor ainsi que les blocs appareillés étant systématiquement démontés. Le mobilier tardif, notamment les monnaies (fin IIIe et début IVe s.) associées aux niveaux de démolition du temple 2.A, ou autour des structures bâties du secteur méridional, peuvent-elle correspondre à une poursuite de l’activité religieuse, comme le propose I. Bertrand ? Il me semble qu’on peut en douter, ces vestiges pouvant tout aussi bien être liés à l’occupation des récupérateurs. A l’exception d’une réoccupation ponctuelle dans ce qui fut la galerie septentrionale, le site ne connaît plus ensuite qu’une nécropole de quelques inhumations, datées du haut Moyen Age (VIIe-VIIIe s.).

Le deuxième volume de cette imposante publication regroupe les études des divers spécialistes : le mobilier y est analysé de manière thématique, typologique et stratigraphique, réinsérant chaque série dans son contexte régional ou élargi, proposant des analyses fonctionnelles ou typo-chronologiques. L‘instrumentum (I. Bertrand, p. 503-681), les monnaies (J.-C. Cedelle, p. 682-856), le mobilier céramique (mais uniquement de la première moitié du Ier s. : C. Sanchez, coll. J.-L. Tilhard, p. 859-908)[1], les amphores (S. Lemaître] [chercheure associée à ArAr, p. 909-933), le verre (L. Simon, p. 937-960), la faune (M. Salin, p. 961-964), les coquillages (C. Mougne, C. Dupont, p. 967-980), enfin les charbons (P. Poirier, p. 981-987) et les enduits peints (Cl. Allag, p. 988) font ainsi l’objet de contributions de longueur et de nature variée, enrichies d’encarts et de contributions ponctuelles (G. Tendron, P.-Y. Lambert, M. Perot, A. Dénoue, A. Tekki, M. Linlaud, J.-L. Tilhard).

Comme sur bien d’autres sites religieux gallo-romains[2], les pratiques cultuelles du Gué-de-Sciaux ne se sont pas manifestées à travers le dépôt d’un objet particulier, dont l’accumulation fournirait comme une signature. Tous les artefacts retrouvés sur place sont donc susceptibles d’avoir joué un rôle dans l’exercice religieux, ce qui pose une réelle difficulté d’interprétation[3]. Au Gué-de-Sciaux comme ailleurs, ce qui sert au culte est clairement prélevé dans le quotidien, sans que les transformations éventuelles (bris, torsions…) nous permettent de comprendre pourquoi tel ou tel objet ont été choisis. Ce sont sans doute les attributions très larges du ou des dieux honorés sur place qui autorisent ce faciès d’offrandes atypique. Mais les sacrifices en eux-mêmes ont également été suivis de banquets, qui faisaient peut-être partie intégrante du rituel, et tous les vestiges de ces repas appartenaient ensuite au(x) dieu(x).

Dans ces conditions, quel est le sens des comptages de catégories effectués par exemple sur les objets (p. 505-507) ? Les pourcentages varient d’une époque à l’autre, mais en quoi ces variations sont-elles liées au statut du site ? Peut-être pourra-t-on (plus tard, la barque de cette publication étant déjà bien chargée) comparer ces pourcentages à ceux qu’on obtient sur l’habitat voisin, ou sur un site des alentours livrant des séries de volume analogue. Si cette confrontation ne met pas en évidence un choix d’offrandes particulier au site, peut-être permettra-t-elle d’affirmer le caractère atypique, par des exemple, des 74 rondelles (ou fusaïoles ?) comptées dans la période 3 du sanctuaire (p.528-541).

Si la fonction cultuelle de la sculpture en ronde-bosse ne fait aucun doute, il est notable de constater qu’ici, comme à Mézin, les figurines en terre cuite n’ont joué aucun rôle particulier (p. 513-514). On note par ailleurs quelques objets nettement antérieurs à l’occupation, d’une pointe de flèche de l’Age du Bronze (fig. 6″1) à l’attache de bassin orientale (fig. 604) ; leur “antiquité” a pu compter dans la décision de les déposer ici. La “crête” de sanglier, avec ses découpes complexes, a subi une destruction volontaire qui fournit un des rares exemples de ce type de pratique sur le site. Mais même avant ce traitement, on notera que les objets présentant ces fragiles découpes géométriques sont souvent des objets à caractère en partie religieux, enseigne, carnyx ou casque, ce qui explique aussi leur présence dans les sanctuaires (Tintignac), les dépôts (Soulac) et certaines tombes (North Bersted).

Que ce soit dans le domaine des objets métalliques (brisés ou tordus), de la céramique ou des amphores (rares traces de coups portés sur des vases, ou même des tessons, à l’aide d’un tranchant), un traitement particulier du mobilier se laisse percevoir sur certains documents, mais il ne s’agit en aucun cas de pratiques systématiques ou imposant une lecture spécifique des séries. D’une manière générale et à part quelques exceptions notées par les spécialistes, comme par exemple une présence un peu plus marquée des cruches à engobe blanc que sur les habitats régionaux, le mobilier du sanctuaire est un reflet fidèle de la vue quotidienne des fidèles qui l’ont fréquenté. En-dehors des gestes réservés aux prêtres, dont nous avons bien peu de traces, les activités pratiquées par les utilisateurs du site se distinguaient assez peu de leur vie normale. C’est donc le sanctuaire lui-même, inscrit dans son périmètre sacré, la présence des temples et statues habitées par les dieux, et surtout le sens que les habitants donnaient à ces rituels, qui faisaient du lieu un endroit spécial.

En se confrontant à ce mystère, et en voulant le traiter dans toute l’exhaustivité que recherche l’archéologie, I. Bertrand a pris le risque de se heurter au silence des traces et aux multiples interprétations possibles de documents sibyllins, pour ne pas dire muets. Ce défi ne pouvait être relevé qu’en portant une attention extrême aux indices les plus ténus, sans préjuger de leur interprétation. C’est tout le mérite de cet ouvrage monumental que de livrer, avec une exigence et une  constance maintenues pendant des décennies de fouilles, la documentation qui seule permet d’interroger les vestiges en toute connaissance de cause, comme le rappelle W. Van Andringa dans sa préface. Grâce à ces qualités ainsi qu’à l’excellente édition de l’A.P.C. (Association des Publications Chauvinoises), la monographie du Gué-de-Sciaux occupera une place particulière dans la recherche sur les sanctuaires gallo-romains. Elle sera sans aucun doute utilisée comme un modèle de référence, tout en fournissant le support d’analyses et d’investigations qui pourront se développer sur des bases solides.

 

 

[1]  La céramique a été largement sollicitée dans la présentation par phases, et a fait par ailleurs l’objet de publications monographiques, en particulier celle de C. Richard, Le Gué-de-Sciaux (Antigny, Vienne) : fosses et céramiques tibéro-claudiennes (Ed. A.P.C., Mém. VI), Chauvigny 1991 ; voir la bibliographie en fin du vol. II. Rappelons aussi l’étude des objets en fer donnée il y a quelques années par Th. Eneau, Les objets en fer du sanctuaire gallo-romain du Gué-de-Sciaux (Antigny, Vienne) (Mémoire de l’Ass. des Publi. Chauvinoises, XXII), Poitiers 2002.

[2] Mentionnons par exemple le sanctuaire de Mézin, lui aussi de type romain classique mais posé sur un lieu sacré gaulois : Y. Marcadal (dir.), Un complexe cultuel dédié à Jupiter. Ier-IIIe siècle ap. J.-C., Calès-Mézin (Lot-et-Garonne), slnd [Agen, 2001].

[3] Questionnée très récemment par I. Bertrand et St. Raux, Contribution à l’étude méthodologique des mobiliers instrumentum des sites cultuels en Gaule romaine. Instrumentum n°49, juin 2019, 36-40. 

 

 

 

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